Rien n'était plus improbable que la route d'Henry Wakelam croise un jour le Caraïbe.
Le Caraïbe, baliseur des Ponts et Chaussées de Guadeloupe, amaré à Fouillole, est désarmé, il attend d'être démantelé. C'était sans compter sur le cyclone Inès. La force du vent lui fait rompre ses amares, entraîné hors de la darse, dans une course folle, il s'échoue sur un banc de sable, au milieu de la baie de Pointe à Pitre.
Henry lui offrira une seconde vie.
Henry est né à Shangaï en 1931.
Son Père, Harold WAKELAM, est né en avril 1888 à West Bromwich (Staffordshire – West Midlands en Angleterre).
Il est diplômé de l'université de Birmingham et ensuite étudie l’architecture.
D'après Henry, son père aurait quitté l'Angleterre pour la Chine, avant la guerre de 1914-1918.
Il travail pour l'entreprise de batiment RICHARDSON à Shangai. Le 7 janvier 1922, il épouse Kathleen Evelyn (plus connue sous le nom d'Evelyn), la fille de son patron. Un enfant naîtra de cette union, Leslie.
Harold travaille et participe à la conception de divers bâtiments (maintenant renommés) sur la promenade du « Bund ».
(NDA : Le Bund de Shanghai comprend une douzaine de bâtiments historiques datant de l'époque des concessions internationales).
Kathleen n'est pas heureuse, la vie à Shanghai ne lui convient pas. Ils divorcent et Kathleen rentre en Angleterre.
Sa mère, Lydia WOLKOFF, est fille du général WOLKOFF Anatolie, officier du Tsar, (mort en 1915) ils ont vécu à khabarovsk dans l'est de la Sibérie. Lydia fait ses études à Blagoveshchensk, sur la rive du fleuve Amour, à la frontière chinoise.
Chassée par la révolution, nous retrouvons Lydia à Shangaï, travaillant dans une boutique du Palace hôtel. Elle vend des chocolats et à la visite assidue d'un client brinitanique qui lui achète du Horlicks (complément alimentaire) et fini par lui demander sa main.
De cette union naît le 31 janvier 1931 un enfant, Henry WAKELAM, Il ne sera déclaré à l’administration que deux ans plus tard et baptisé à l’église orthodoxe à l’age de cinq ans.
La famille quitte Shangaï en 1938 pour la Malaisie où Harold, son père, doit rejoindre un nouveau poste à Singapour.
En 1940, la guerre sino-japonaise oblige Harold à faire partir Henry et sa mère avec l'essentiel, malheureusement le copain d’Henry, un canard, ne fait pas partie du voyage. Son père les rejoindra plus tard.
Les hostilités les poursuivent, les raids aériens japonais qui s'intensifient, les obligent à fuir de nouveau, ce sera vers l’Afrique du Sud.
D’embarquements aléatoires en camps de réfugiés, ils arrivent à destination. Ils s'installent dans un hôtel à Margate, à une centaine de kilomètres de Durban.
Henry est scolarisé avec les autres enfants réfugiés. Lydia, sa mère, arrive à mettre un peu d'argent de côté ce qui leur permet de partir s'installer à Durban et d'attendre l'arrivée d'Harold.
Harold, en uniforme, se présente à la base navale anglaise pour embarquer. Le subterfuge est démasqué, d'autant qu'il cachait le singe de la famille sous sa chemise.
Il est emprisonné. Pour retrouver sa liberté, il simule la folie, il demande en permanence qui il est et l'heure. Les autorités, pour s'en débarrasser le relâchent. Il embarque clandestinement sur le dernier navire qui quitte Singapour et retrouve sa famille en Afrique du Sud.
Il est embauché comme ingénieur sur un pipe-line à Gordon’s Bay et la famille s'installe à Cape Town.
Henry a 12 ans, il est scolarisé, en internat, dans une école privée pour garçons, la séparation lui coûte. Il désire quitter l’école, surtout l’internat, son souhait est réalisé en compensation d’une bonne année scolaire.
Le retour au sein de sa famille le déçoit, ses parents se sont retrouvés et forment une cellule où il ne trouve plus sa place. Quelques années plus tard, ses parents quittent l’Afrique du Sud pour la Rhodésie, ils partiront seuls, Henry reste à Durban, il a 18 ans.
De petits jobs en "débrouilles", il survit. Il construit son premier bateau, le "Wanda", petit sloop en bois, d’environ 7,5 m dont il a trouvé les plans dans un livre de la bibliothèque du Cap.
Ce sera sa "maison" qui lui permettra de fuir les guerres et les injustices sans plus rien abandonner derrière lui.
Il trouve à s’embarquer, pour six mois, comme second sur un petit cargo, qui transporte du sucre, le "Nahoon". Il sera aussi employé de bureau. Ses modestes ressources sont utilisées pour équiper le "Wanda".
En 1955, Bernard Moitessier arrive de l’île Maurice à bord du "Marie Thérèse II". Il a quitté Singapour en 1952, pour rejoindre les Seychelles.
Malheureusement une navigation approximative le fait s'échouer en pleine nuit sur un banc de corail de l'atoll de Diego-Garcia. Deux mois après le naufrage, la corvette anglaise "Loch-Glendhu" de passage à Diego Garcia le dépose à l'île Maurice. Il y reste trois ans et y exerce divers métiers pour se renflouer financièrement : charbonnier, pêcheur, conférencier… Toutes ses économies sont alors investies dans la construction d'un nouveau bateau, un ketch de 8 m, Marie-Thérèse II, sur lequel il embarque le 2 novembre 1955 vers l'Afrique du Sud.
Arrivé à destination, il trouve à se faire embaucher comme charpentier de marine. Henry et Bernard se rencontrent naturellement, partageant les «mêmes misères et les même idéaux», et se lient d’amitié. De cette amitié naît le concept d’école de croisière ; objectif : naviguer en remplissant la caisse du bord.
Ensemble, ils font les poubelles du Cap. Ils récupèrent de vieilles aussières utilisées par les pêcheurs de baleines. Après avoir détoronné les brins non usés, ils confectionnent des drisses et des écoutes, ce qui fera d’eux les premiers marins de croisière non fortunés à utiliser des drisses et des écoutes synthétiques. Ils complètent ainsi "l'armement" de leur bateau.
Ils chassent au lance-pierre les cormorans et les manchots pour améliorer le riz du bord et rivalisent de ruses pour s'équiper gratuitement.
Le 21 novembre 1957, ils quittent l’Afrique du Sud naviguant de conserve vers les Antilles, Henry sur "Wanda", et Bernard sur "Marie Thérèse II."
Ils se retrouvent aux mouillages des îles de Sainte Hélène de l'Ascension, de Fernando de Noronha (archipel brésilien au large de Natal).
A celui de Trinidad (Trinidad et Tobago, au sud de l'arc antillais) ils trouvent un anglais, James Wharram, vivant avec femme et enfant sur un radeau en bambou mouillé devant le Cocorite Yacht Club.
Il a dessiné et construit avec l'aide de sa compagne, Ruth, un catamaran en bois de 23 pieds, le Tangora. En septembre 1955, avant de mettre cap vers l'Espagne, Jutta, nouvelle équipière, rejoint le bord.
Seize mois plus tard, après des escales en Espagne, au Portugal, aux Canaries, ils arrivent à Trinidad et Tobago, ou Jutta,accouche.
Les bordées de fond du Tangora n'ont pas résisté aux tarets.
Bernard conseil à James de construire Rongo, le nouveau catamaran de 40 pieds qu'il a dessiné « Il faut que tu construises le bateau que tu as dessiné et que tu repartes naviguer, sinon tu finiras par pourrir ici, dans ce paradis. » « Bernard a donc pris la décision à ma place, commente Wharram. Mais c’est Henry qui m’a beaucoup aidé à démarrer le chantier de ce nouveau catamaran de 40 pieds, baptisé Rongo ».
Je pense qu'Henry partage la technique de construction qu'il a utilisé pour construire Wanda. Nous verrons plus loin qu'Henry utilisera cette technique pour construire Operculum, son dernier bâteau qui le mena des Antilles en Nouvelle Zélande.
Chacun sa route, chacun son chemin ...
Rongo achevé, James et son équipage mettent le cap vers New York. Je crois que leurs chemins ne se recroiseront plus, c'était juste un coup de main en passant !
C'est un des traits de caractère d'Henry et de sa générosité, se mettre, lui et son génie de la "bricole", au service des autres.
Henry et Bernard partent vers Fort de France (Martinique) pour se retrouver chez Grant (chantier naval au fond de la baie), afin de caréner.
Au mois de mars 1958, leurs routes se séparent, Bernard part pour Trinidad, attendre Joye, une amie, il s’endort à la barre. A deux heure du matin il est réveillé par un choc violent, il vient de heurter un haut fond au large de Saint Vincent (Grenadines), il réussit à regagner le rivage mais "Marie Thérèse II" est perdu. (pour de plus amples informations sur ces aventures, lire "Vagabond des mers du sud" de Bernard Moitessier).
Bernard rentre en France à bord d’un pétrolier, Henry arrive en Angleterre à bord de son "Wanda". Le bateau est mouillé à Chiswick (quartier de Londres) dans un "lagon artificiel" qui communique avec la Tamise.
Il profite des auberges de jeunesse pour découvrir l'Angleterre. C'est dans l'une d'entre elles, dans le nord, qu'il fera la connaissance d'une jeune étudiante, Ann.
Je laisse la plume à Ann, répondant à JM Barrault pour Voiles et Voiliers :
Ann.
"J'ai rencontre Henry sur la plage d'un village, au pays des lacs du Nord de l'Angleterre, à l'entrée d'une auberge de jeunesse.
Je l'ai tout de suite remarqué : grand, beau, barbu et bronzé, s'habillant d'une façon simple, pantalon en velours crème et pull vert a col roulé qu'il avait certainement réparé lui-même.
Je ne connaissais pas encore la gueule qu'ont les loups de mer et ne pouvais le situer, mais j'étais intéressée.
Je me suis dit que s'il faisait sa cuisine lui-même, il me plairait et qu'il y avait de fortes chances pour que nous nous entendions sur beaucoup de points.
J'avais dix-huit ans, j'étais étudiante en art.
Je faisais de la danse classique depuis l'âge de six ans, et mon entrée au Sadler's Wells Ballet de Londres ne m'avait été interdite que par ma trop grande taille.
J'aimais le sport, l'esprit de liberté et le contact humain que l'on trouve dans les Auberges de jeunesse.
Henry avait 29 ans à l'époque. Il avait mis son bateau dans un lagon artificiel qui communiquait avec la Tamise, à Chiswick. C'est un quartier de Londres plein de caractère, où des artistes de toutes sortes vivent dans des maisons d'autrefois ou sur des péniches.
Henry était différent des autres, faisant tout lui-même, dédaignant le monde de l'argent et ses complications.
Deux fois, Henry a même pris son bain chaud en plein air dans une baignoire de récupération sur la rive de la Tamise : dans le soir calme, la vapeur montait, laissant apparaitre de temps a autre le torse nu et le visage barbu d'Henry qui sortait son bras pour mettre du bois et entretenir le feu ..."
Trois ans plus tard, en 1961, ils se marient.
L'intérieur du Anita Pea Pea, ex Wanda.
Henry, répondant, pour le même article, à JM Barrault :
"Quand Ann a embarqué sur Wanda, 7.50 m, c'était un vrai bateau de célibataire : mes casseroles étaient noires, l'aménagement était noir car je me servais de pétrole pour la cuisine et l'éclairage, j'avais peint la cabine en gris fonce pour que la crasse ne se voit pas. Il n'y avait pas de W.C. et ce fut presque la cause d'un divorce. Finalement, je dus en installer un. Sans parler de la pompe qui était dure. Et le petit diable qui est en moi m'a empêché de la réparer."
Un courrier de Bernard, qui a commencé à bord de "Joshua", son nouveau bâteau, leur rêve commun d’école de croisière, les invite à le rejoindre à Marseille. "Wanda" gagne la Méditerranée par les canaux et retrouve Bernard et Françoise, sa femme.
Le Shaffai.
Anne :
"Le dimanche de Pâques, nous partons en voiture pique-niquer à Port-Miou. Bernard, rusé, s'approche de la falaise et appelle Henry : " Viens voir, vieux, quelque chose d'intéressant... "
C'était un coup monté, car il savait que l'épave de fer, d'environ 10 m de long, exciterait Henry.
Aussitôt, ils descendent et plongent pour vérifier l'état de l'épave.
Et nous voici partis a la recherche d'un Allemand, barbu, propriétaire de cette épave. Bernard négocie, nous en sommes propriétaires pour 45 livres. (600 F).
Pendant l'été, cinq fois nous avons essayé de renflouer le futur Shaffai (contraction des noms de nos villes natales, Shaftesbury et Shangaï).
Pour le cinquième essai, tout a été fermé avec du contreplaqué, les joints ont été enduits d'un mélange d'argile et de ciment, d'autres bouchés avec du papier et nous envoyons des poignées de sciure de bois dans l'eau. (Au moment de pomper, la sciure de bois, aspirée, bouchera les interstices.) Tout ce travail est naturellement exécuté en plongée. Nous avons loué deux pompes pour 60 F.
Dès que nous commençons a pomper, le bateau monte lentement, toujours penché sur le côté à cause de la boue accumulée à l'intérieur. Ce soir-la, nous avons veillé toute la nuit sur le bateau, avec une grande pizza, deux bouteilles de rouge et des antibiotiques (je m'étais esquinté le pied sur une bouteille cassée dans les fonds du bateau)."
Le Shaffai est remorqué jusqu'à Marseille ou la remise en état peut commencer.
Pour financer les travaux, Henry fait de l'école de croisière sur Wanda, souvent de conserve avec Joshua.
Le Wanda, trop petit, est vendu 12 000 F. Il deviendra le Anita Pea Pea, port d'attache : Paimpol. Quelques années plus tard, à Fort de France, il viendra se mettre à couple du Nahoon amarré à quai West.
Le Pheb.
Depuis un moment nous rodions autour du bassin de carénage du port de Marseille, car nous étions tombés amoureux (le vrai coup de foudre !) d'un ancien baliseur mis à la retraite.( remorqueur allemand, construit en Hollande par les chantiers De Vries Lentsch, récupéré comme prise de guerre par la France et mis à la disposition des Services des Phares et Balises.)
L'agent en demandait 27 000 F. Le soir même, ce que nous avions mis de côté était dans les coffres d'un courtier maritime. En empruntant un peu par-ci par-là nous avons pu payer le bateau. Le complément est venu d'une saison d'école de voile, cette fois-ci aux Baléares et en Espagne.
Nous avons passé l'hiver mettre le Pheb (Phares et Balises) en état.
En février nous avons vendu le Shaffai et en avril nous avons quitté la France, non sans regrets, les autorités étaient devenues un peu trop curieuses au regard de notre mode de vie.
Après avoir passé l'été en Espagne, Bernard et Françoise ayant mis le cap sur les Canaries, nous nous demandions ce que nous allions faire.
J'ai mis des annonces pour emmener des équipiers à travers l'Atlantique en école de croisière. Henry disait que si je trouvais cinq personnes nous pourrions partir.
Finalement nous en avons embarqué sept, plus nous deux. Au départ de Gibraltar deux chats siamois ont rejoint le bord.
Au mouillage à Las Palmas, nous retrouvons Bernard et Françoise Moitessier, Pierre et Catherine Deshumeur, Jean Bluche, Pierre Auboiroux.
En novembre 1964, huit poules ont complété notre équipage, hélas pour elles elles ne devaient pas arriver à destination.
C'est le départ pour la traversée vers la Martinique.
Henry enseignait la navigation en deux jours à nos équipiers. Ils prenaient la barre à tour de rôle, à deux, par rotation afin que ce soit toujours des nouveaux qui calculent la position de midi.
Tout a très bien marché et Henry n'a même pas eu à intervenir après le départ des Canaries. Nous sommes tombés pile sur la Martinique bien que personne n'ait pris la barre les trois derniers jours : Henry avait monté un gouvernail automatiques rudimentaire pour montrer que même un système simple pouvait fonctionner (constitué ici par des bouts de cordages et des pinces à linge.
Le 15 décembre, Henry et Ann accueillent les Moitessier dans la baie de Fort de France, ils fêtent Noël ensemble sur le "Pheb". Leurs routes se séparent là, Henry et Ann restant dans les Antilles, Bernard et Françoise prenant la route du Pacifique par le canal de Panama.
Après trois années de navigation a travers les Antilles, passées aussi à mettre le Pheb au niveau des standards des meilleures locations et marquées par la naissance d'un gros garçon appelé "Ivan le Terrible" nous fûmes attirés en Guadeloupe par un autre baliseur que nous allions appeler Lucifer.
L'épave du Caraïbes échouée.
Anne reprend :
"Cette fois-ci il s'agissait d'un "yacht" à l'ancienne : nous l'envisagions comme notre château car la famille grandissait.
Nala est née deux mois après le commencement des travaux.
Il faut avouer qu'entre mes obligations de mère de famille et l'immensité du travail à accomplir, il me fallait tirer le meilleur de moi-même.
Deux mois après sa naissance, juste après de déséchouage de l'épave je suis tombée malade : dépression nerveuse.
Rien ne semblait marcher : les locations du Pheb étaient compromises par l'arrivée de cet autre bateau et les fonds baissaient.
Apres la vente de Pheb, je me sentis soulagée.
Mais trois mois plus tard j'étais encore enceinte et décidais de partir accoucher en Angleterre.
Henry est resté à lutter contre ce tas de ferraille et moi je me faisais des illusions pensant qu'à mon retour le bateau serait plus en état de recevoir les trois petits enfants si pleins de vie.
Ce n'est pas ce qui se passa. Henry découragé, partit pour deux mois en Hollande à la recherche d'un autre bateau.
De temps en temps je recevais une carte postale : "suis a l'auberge de jeunesse" ou "suis obligé d'acheter une bicyclette trop mal aux pieds, pas de succès encore".
Enfin, un mois après la naissance d'un autre gros garçon, Paul nous sommes tous ensemble revenus en Guadeloupe à bord d'un paquebot.
Aussitôt arrivés, nous nous approvisionnons en peinture de couleur vive, jaune, orange, verte et nous transformons Lucifer en un bateau gai, où il fera bon vivre.
J'ai mon lit suspendu sur le pont (hamac), en plein air et ne me sent nullement privée des avantages d'une maison à terre, notre "maison" est retirée, protégée par la barrière naturelle de l'eau. Et nous avons même le confort minimum : ventilateur, machine à laver, réfrigérateur ... Alors ?"
Du point de vue d'Henry :
Ils sont dans les Grenadines lorsqu’Henry entend parler du "Caraïbe", baliseur désarmé des Phares et Balises de Guadeloupe. Il envoie un courrier pour connaître les caractéristiques principales du bateau notamment la forme de l’étrave. La réponse n’est pas très encourageante, la forme de carène, la taille du bateau font que ce ne sera pas avec ce bateau qu’Henry réalisera son rêve.
La vie pour autant continue, Ann est à nouveau enceinte. Ils décident de rentrer pour qu'elle puisse accoucher en Angleterre. Sur la route, ils font escale à Basse Terre en Guadeloupe, fin mai 1967, au lendemain de graves manifestations durement réprimées par les forces de l’ordre. La préfecture fait état de huit morts. Les jours qui suivirent donnèrent lieu à une vague d’arrestations.
C’est dans ce climat, qu’Henry se rend à Fouilloles au service des Phares et Balises, s’il croise beaucoup de monde en route, il est le seul blanc, sur le port et se fait apostropher par les dockers. Il arrive au quai des Phares et Balises, "loue un canot" et s’éloigne avec soulagement pour aller visiter l’épave.
"J'avais décidé que si le pont avait été découpé lors de la démolition, je n'essayerai pas de le récupérer. Je découvris que seuls, 2 m sur 0,60 m, avaient été découpés". Décision embarrassante à prendre !
"De retour à Basse Terre, je demande à Ann si elle veut un "trois mâts école". Sa réponse positive le ravit.
Henry était prêt à traverser l'Atlantique à contrecœur, avec un bébé et une femme enceinte. Ann avait failli mourir lors de son accouchement précédent à l'hôpital de Sainte Lucie. Sa mère n'ayant aucune confiance dans les hôpitaux français voulait qu'elle accouche en Grande Bretagne.
Le "Caraïbe" avait été (r)acheté par M. C… sur les conseils d'un ferrailleur. Il comptait récupérer la fibre de verre qui protégeait les cabines avant et arrière, et pensait également tirer beaucoup de la vente des moteurs Sulzer et du métal récupéré (acier de la coque et bronze des hélices).
Rendez-vous est pris. Henry se rend au Bureau de M. C… et les négociations peuvent commencer :
"Oh ! Mais, je ne veux pas de l'épave, elle ne ferait que m'encombrer. Enlevez les hélices, gardez en une et apportez-moi l'autre et la coque est à vous."
Ivan, Nala et Paul.
Les mois suivants, profitant des marées, un crochet du "Tirfor" sur la ligne de mouillage, l'autre sur le pont du bateau, il actionne l'engin jour et nuit et sort le "Caraïbe", millimètre par millimètre, hors du trou qu'il s'est creusé dans le sable, jusqu'à ce qu'il flotte fièrement. Pour Henry, aucun doute le "Caraïbe" l’attendait…
Après bien des efforts, Henry réussit à mouiller le "Caraïbe" vers le cimetière des bateaux au carénage de Fouilloles et peind sur la coque "Le "Caraïbe", futur trois-mâts école", plus tard il le rebaptisera "Lucifer".
Pour assurer quelques revenus, Henry sous-traite le démantèlement et l’enlèvement d’épaves pour le compte de la SODEG. Il manipule des tonnes de ferraille à la main, avec son « Tirfor » ou avec le treuil du bateau. Ce choix n’est pas anodin, il en profite pour étudier l’état des coques qu’il doit détruire et en apprend beaucoup sur l’oxydation de l’acier.
Il n’abandonne pas pour autant le "Lucifer", il inventorie les pièces des moteurs, les nettoie, les remonte. Un seul moteur sera opérationnel, l’autre, s’il est en place, devra être remis en marche plus tard, ce qui ne sera jamais fait. Une grande émotion s’empare d’Henry lorsque, après quelques sollicitations, le moteur démarre et que l’étrave commence à frémir. Le "Lucifer" reprend vie, porteur d’espoir dans l’avenir.
Cependant, réaliste, Henry se rend compte que l’état de la coque ne lui permet pas d’envisager de prendre des passagers à bord. Il trouve dans les papiers épars restés sur le bateau une facture pour le nettoyage et la protection des cales avec du goudron. Des traces de cette protection, il n’y en a pas, de plus l’acier utilisé en 1950 pendant la refonte du navire est de mauvaise qualité, le goudron est cette fois bien appliqué, mais quelle odeur !
En septembre 1967, Ann accouche de Nala. Elle est incapable de donner le coup de main qu’elle avait proposé, ayant déjà fort à faire avec les bébés. Dix mois plus tard, c’est Paul qui vient compléter l’équipage.
Les aménagements du bateau continuent avec toujours les mêmes «fournisseurs» : récupération, génie de la bricole et beaucoup de courage.
L’imagination d'Henry est sans limite, à chaque problème une solution, il suffit de détourner un objet de sa fonction d’origine, de le bricoler et il est reparti pour une seconde vie.
Le "Pheb" est vendu et la famille aménage à bord du "Lucifer", rebaptisé "Nahoon" en souvenir du caboteur sur lequel Henry a travaillé en Afrique du Sud.
Les conditions de vie à bord du "Nahoon", encore en chantier ne sont plus supportables pour Ann. Elle quitte le bord avec les enfants, seul Ivan fait le choix de rester avec son père.
Pendant sept d’années, Henry consacre tout son temps, son énergie et ses dons à récupérer et recycler les objets les plus hétéroclites pour aménager le bateau.
La première sortie sous voile est prévue pour fin 1974. L'esprit pratique, Henry imagine bien une "croisière inaugurale" pour renflouer la caisse du bord. Il arpente les quais de la marina pour annoncer la nouvelle.
Sources :
Visite d'Henry à Valentine et Ivan à La Trinité (Martinique).
Echanges de courriers avec Yannick et Henry.
Voiles et Voiliers : Reportage de JM Barrault.
"Les gens de la mer" de James Wharram avec Hanneke Boon. (Livres Lodestar (2020)).